Mettre la science au service de la stabilité financière et de la croissance en Europe

Michel BARNIER – Membre de la Commission européenne, chargé du Marché intérieur et des Services

Bruxelles, 10-11-2012 — /europawire.eu/ — Monsieur le Directeur général,

Monsieur le Recteur,

Mesdames et Messieurs les Parlementaires,

Mesdames et Messieurs,

Permettez-moi tout d’abord de remercier les équipes du Joint Research Centre et du Collège d’Europe pour l’organisation de cette conférence.

Le récent scandale du Libor a suscité en Europe une vive émotion qui me paraît doublement justifiée.

  • D’une part, la manipulation de cet indice de référence a eu un impact direct et concret sur les taux de contrats souscrits par les entreprises et les particuliers, comme les crédits hypothécaires à taux variables ou les intérêts liés aux paiements par cartes de crédit.
  • D’autre part, la frustration est d’autant plus grande que ce scandale intervient alors qu’un effort de régulation financière sans précédent est en cours. Depuis près de 3 ans, nous avons mis sur la table une trentaine de textes, qui représentent l’intégralité des mesures décidées en commun au G20 en réponse à la crise financière.

Cette inquiétude légitime face à cette nouvelle défaillance des marchés, nous y avons répondu rapidement, en coopération étroite avec le Parlement européen. La proposition en cours de discussion sur les abus de marché inclus désormais l’interdiction de la manipulation des indices de référence sous peine de sanctions administratives et même pénales. Nous irons en outre plus loin dans les prochains mois.

Néanmoins, cette réponse rapide ne nous dispense pas de réfléchir aux causes de cette affaire, en s’interrogeant notamment sur les lacunes de la surveillance des marchés.

Une question se pose en particulier : l’analyse scientifique aurait-elle pu nous permettre d’éviter un tel scandale ? Une approche objective, voire modélisée des marchés nous aurait-elle permis de mieux détecter fragilités et zones d’ombre au sein de secteur financier.

C’est naturellement le rêve de tout responsable politique, et en particulier d’un Commissaire européen chargé de la régulation financière.

Dans le cas d’espèce, je pense que les analystes scientifiques, s’ils s’étaient penchés sur cette question, auraient vraisemblablement pu démontrer la faiblesse du dispositif existant. Sur une base empirique, ils auraient sans doute également pu prouver l’existence de mouvements irrationnels de l’indice et d’un taux sous-valorisé depuis plusieurs années.

Pour autant, était-il possible de prévoir a priori la fraude à venir ? Assurément, non.

Comme l’a très bien rappelé le mathématicien Cédric VILLANI devant l’Assemblée nationale française en 2010, « en matière de finance, les données ne portent pas sur des particules obéissant à ce que leur imposent les lois de la physique, mais sur des personnes, qui changent d’avis ou appliquent des modèles plus ou moins connus. »

Les modèles mathématiques appliqués à la finance sont donc par nature moins fiables que les modèles appliqués à la physique.

Dans ce contexte, et en gardant bien à l’esprit les limites de l’analyse scientifique appliquée aux comportements humains, quelle peut-être la contribution de la science au mouvement actuel de régulation financière ?

Je répondrai en deux temps.

I – D’abord, la science doit nous aider à identifier les problèmes, et à déterminer les meilleures réponses en termes de régulation.

(i) Sans analyse scientifique ou mathématique, il est désormais difficile de comprendre certains phénomènes des marchés :

La crise financière l’a bien montré : un seuil a été franchi en matière de complexité des techniques financières. Je pense en particulier au phénomène du “high frequency trading”, qui s’est développé de manière exponentielle ces dernières années au point de représenter désormais environ 30% des ordres passés sur les marchés actions au Royaume-Uni, et sans doute plus de 60% aux Etats-Unis1.

Au stade actuel, nous ne pouvons plus comprendre ce phénomène sans modèle scientifique, qu’il s’agisse d’identifier ses éventuels impacts positifs, par exemple en termes d’augmentation de la liquidité globale ou de baisse du coût des transactions, ou de mettre en évidence les risques qu’il pose pour la stabilité du secteur financier.

Pour prendre le problème autrement, le manque de données et de modèles appliqués à ce phénomène, qui a évolué plus rapidement que la science, crée un vide que nous devons combler le plus rapidement possible pour éviter le risque d’une nouvelle crise similaire au “flash crash” survenu en 2010 aux Etats-Unis.

Et j’ajoute que le soutien de l’analyse scientifique est encore plus indispensable lorsqu’il s’agit d’évaluer les conséquences des différentes options de régulation sur le comportement des acteurs, et en particulier sur l’évolution des algorithmes utilisés par les “high frequency traders”.

Nous avons besoin de la science pour comprendre cette complexité, mais aussi pour prendre le recul nécessaire sur des problèmes – le “high frequency trading”, mais aussi l’opacité de certaines transactions ou le montant injustifiable de certains bonus et rémunérations – qui suscitent une forte demande de régulation dans l’opinion, et que nous ne pouvons pas traiter dans la précipitation, sans prendre le temps de réaliser les études d’impact nécessaires et de proposer des solutions basées sur les faits.

(ii) Ma conviction est que la décision politique doit être soutenue par l’analyse scientifique? Cette conviction n’est pas nouvelle.

Elle est née de mon expérience en tant que Ministre français de l’environnement, puis de l’agriculture. Et elle s’est renforcée ces trois dernières années dans ma fonction de Commissaire européen chargé du marché intérieur et de la régulation financière.

Sur chacun des textes de régulation financière que nous avons présentés, nous avons fait un travail minutieux d’étude d’impact, en recourant fréquemment à des modèles scientifiques ad hoc, qui permettent de prendre en compte plus d’hypothèses sur le réel que le réel ne le permettra jamais.

Cet exercice est d’autant plus utile que l’on explore des champs totalement nouveaux, comme les liens entre, d’une part, les exigences de fonds propres et, d’autre part, nos propositions relatives aux systèmes de garantie des dépôts et à la résolution des crises bancaires.

C’est l’intérêt du modèle dit « SYMBOL » (Systemic model of banking originated losses), développé par le JRC et la DG MARKT en collaboration avec des experts de la régulation bancaire, qui permet d’estimer la probabilité de défaut de chaque banque en tenant notamment compte des effets de contagion sur le marché interbancaire.

Mesdames et Messieurs,

Toutes nos études d’impact sont disponibles en ligne. Elles sont complètes, étayées et basées sur la consultation de l’ensemble des parties prenantes.

Pour autant, ces études individuelles sont-elles suffisantes pour avoir une vision d’ensemble de notre action de régulation financière ? Sans doute pas.

II – A côté des études d’impact individuelles, la science peut également nous aider à avoir une vision d’ensemble des effets de notre régulation financière.

L’ampleur des réformes que nous mettons en place, en un temps si court, est sans précédent. Dès lors, nous ne pouvons faire l’économie d’une étude globale, qui puisse déterminer l’impact de l’ensemble de nos textes non seulement sur la stabilité financière mais aussi sur la croissance en Europe.

Cette étude, sur laquelle je me suis engagé lors de ma première audition au Parlement européen, sera d’autant plus nécessaire que certaines institutions financières craignent qu’une régulation trop ambitieuse ne réduise leur capacité à investir dans l’économie réelle et ne pénalise la croissance.

Sur ce point, je ferai trois observations :

1. D’abord, je recommande que personne n’ait la mémoire courte : ce qui a pénalisé la croissance, c’est justement le manque de régulation, qui a conduit certaines institutions financières sur la voie des excès que l’on connaît.

2. Ensuite, nos propositions tiennent évidemment compte des risques qu’une régulation trop rigide ferait peser sur le financement de l’économie.

Par exemple, notre proposition dite « CRD IV », qui vise à augmenter les exigences de fonds propres des banques, conformément à l’accord de Bâle III, a été minutieusement calibrée pour éviter que les banques ne réduisent par contrecoup leurs prêts à l’économie et en particulier aux PME qui demeurent les plus dépendantes du financement bancaire.

3. Enfin, l’un des traits saillants de notre programme de régulation consiste justement à diriger l’épargne vers des secteurs porteurs d’une croissance équilibrée plutôt que vers des placements risqués.

Par exemple, notre proposition d’un passeport européen pour les fonds de capital-risque permettra d’attirer l’épargne vers l’innovation et les PME.

Il reviendra à l’étude d’impact globale de nous donner une vision précise de l’impact de nos réformes sur la stabilité financière et sur la croissance européenne, notamment en étudiant les interactions entre les différents textes de notre programme de régulation financière

Pour cela, il est essentiel que cette étude soit basée sur des paramètres fiables, notamment en ce qui concerne les règles prudentielles imposées aux banques.

Nous devons donc attendre la version finale de certains textes, notamment « CRD IV », et leur vote par le Parlement européen et le Conseil y compris sur les paramètres très importants qui sont encore sous calibration à Bâle comme la liquidité, pour être en mesure de finaliser cette étude d’impact globale.

Mesdames et Messieurs,

L’analyse scientifique joue un rôle important dans la prévention des crises en général et dans la définition de nos propositions de régulation financière en particulier.

Cela dit, l’expérience des crises passées montre que la réalité ne correspond pas toujours aux modèles.

Nous devons rester conscients du fait que l’analyse scientifique ne suffit pas à fonder les décisions des régulateurs financiers. Ce ne peut être qu’un des ressorts de la décision, à côté de l’expérience passée et du contexte politique.

Dès lors, en matière de régulation financière, il est essentiel que les scientifiques travaillent main dans la main avec les régulateurs et les décideurs politiques.

Et il est tout aussi essentiel que les travaux des scientifiques soient de moins en moins abstraits et de plus en plus connectés aux enjeux des politiques publiques.

La conférence d’aujourd’hui participe à cet objectif. Elle doit permettre aux uns et aux autres de travailler ensemble et d’unir leurs expertises au service de la stabilité financière et du financement de l’économie réelle.

Je vous remercie pour votre attention et je vous souhaite un bon travail.

1 :

Source: rapport “The Future of Computer Trading in Financial Markets”, UK Government Office for Science.

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